Le vendredi 3 mars 2023 s’est déroulé à La Cité de la Mer de Cherbourg-en-Cotentin la seconde rencontre du programme de recherche participative “LittoBlocs” consacré à l'aménagement du littoral face à la montée des eaux en Normandie.
Les blocs béton sont aujourd’hui présents sur notre littoral notamment pour lutter contre l’action érosive des vagues, dont la force devrait augmenter avec la montée des eaux annoncée par le GIEC. Ils construisent le paysage et peut-être le patrimoine de demain. Alors, à quoi ressemblera ce littoral de demain ? Des espaces seront-ils laissés à la montée des eaux ? D’autres seront-ils protégés ? Quelle place pour les enrochements artificiels dans ces évolutions ?
Cet article reprend la synthèse des échanges animés entre Isabelle Bureau, Cheffe du service "Patrimoine" de la délégation de rivages Normandie du Conservatoire du littoral, Xavier Michel, Enseignant-chercheur au sein du laboratoire "Espaces et sociétés" (ESO Caen) et pilote du programme "D-Day Climate Change" consacré au tourisme de mémoire face aux effets du changement climatique, Virginie Serna, Conservatrice générale du patrimoine, Chargée de mission de l'Inventaire général du patrimoine culturel du ministère de la Culture, et les publics présents à La Cité de la Mer le 3 mars dernier.
DÉFINIR CE QU’EST LE PATRIMOINE
Selon Géoconfluences, le patrimoine est l’ensemble des “objets hérités de notre passé et considérés aujourd’hui comme dignes d’êtres conservés en l’état pour l’avenir”. Une définition complétée par Virginie Serna : “Il faut y associer la notion d’attachement” qui permet de retisser les liens entre l’histoire sociale, l’histoire biographique et les affects territoriaux ou paysagers.
La notion de patrimoine a longtemps et majoritairement été associée à celle des monuments historiques, c’est-à-dire ces bâtis, objets matériels immobiles. À l’échelle individuelle, on peut y assimiler sa maison, à l’échelle collective les musées, sites de mémoires, etc. Aujourd’hui, cette notion qui peut prendre des formes très diverses est entendue aux pratiques, aux paysages ou encore à la biodiversité. Ainsi, le patrimoine évoque des objets auxquels nous sommes durablement attachés et parfois des valeurs auxquelles nous tenons.
Lors des échanges à La Cité de la Mer, certain.e.s participant.e.s ont évoqué des bornes en bois installées par le Centre de recherche en environnement côtier (CREC), permettant de mesurer l’évolution du trait de côte entre 1995 et 2011 sur les côtes de la Manche. Ces bornes, qui marquent une réflexion scientifique menée sur un territoire, sont devenues des éléments patrimoniaux conservés par les habitant·e·s de ce littoral alors même que les scientifiques n’y ont plus recours dans leurs observations. Elles matérialisent un point de passage entre les préoccupations de la science et celles de la société dans une volonté de poursuivre l’observation des transformations paysagères liées à l’érosion littorale.
LUTTER, S’ADAPTER OU RELOCALISER ?
Ce patrimoine tel que nous venons de le définir peut s’éroder avec l’action du vent ou de l’eau. Ce phénomène touche particulièrement les côtes normandes soumises à de fortes amplitudes de marée et des régimes météorologiques tempétueux. L’évolution de l’intrusion d’eau salée est un autre phénomène qui fait l’objet d’une observation minutieuse. La salinisation des terres littorales et des nappes phréatiques sera d’autant plus importante si le réchauffement climatique n’est pas freiné puisque la manifestation de ses conséquences sur le trait de côte est une accélération de l’érosion et une élévation du niveau moyen des mers.
Mireille Guignard, Architecte urbaniste de l’État dont les travaux ont notamment porté sur les questions d’érosion du trait de côte, apporte son témoignage sur les stratégies possibles face à ces risques littoraux. Ces stratégies sont les suivantes : maintenir voire développer les aménagements pour lutter contre la mer, s’adapter en aménageant pour conserver uniquement ce qui nous semble nécessaire ou laisser le littoral évoluer librement en relocalisant notre patrimoine.
Quelle que soit la stratégie adoptée, les décideurs publics doivent mettre en œuvre un plan d’action en réaction aux risques de submersion et d’inondation (compétence exclusive et obligatoire des communes dite GEMAPI, relative à la gestion des milieux aquatiques et la prévention des inondations). Ainsi, Xavier Michel donne l’exemple de l’aménagement de la voie verte de la Liberté construite avec un recul de 30 mètres par rapport au bord de falaise pour réduire les risques liés aux d’éboulements et anticiper l’érosion des 30 prochaines années.
Si la compétence en matière de gestion du trait de côte revient aux élus locaux, la participation aux prises de décisions par l’ensemble des acteurs concernés peine à émerger. Manque de concertation, définition des stratégies remise entre les mains de cabinets d’expertise et de consultants sont des pratiques observées dans de nombreuses communes, qui conduisent à des tensions entre acteurs. L’un des participants rappelle que “la réponse est dans le collectif”, une manière de dire que l’on ne saurait aboutir à une position consensuelle sans débat.
ET DEMAIN, C’EST QUAND ?
Face au changement climatique, l'urgence est devenue le maître mot mais face à l’érosion littorale, cette idée qu’il faut réagir au plus vite entrave la tenue des assemblées locales pour s’accorder sur ce que l’on souhaite conserver au titre du patrimoine. On l’a vu, la notion de patrimoine est souple, elle peut évoluer au cours du temps, en fonction des usages que nous aurons du littoral, de l’évolution des sites que nous voulons préserver ou dont nous voulons observer les transformations.
Le patrimoine naturel et la biodiversité sont des éléments qui évoluent naturellement au cours du temps, rappelle Isabelle Bureau. Ainsi en est-il du site archéologique du Rozel dans le Cotentin qui sera englouti par la montée des eaux alors qu’il ne fut découvert qu’en 1967 enfoui sous un massif dunaire. De même, le sentier des douaniers, chemin piéton longeant toute la côte française, témoigne de l’évolution de la perception d’un patrimoine dont l’usage a évolué au cours du temps. D’un chemin frontalier destiné à surveiller les potentielles attaques maritimes et les activités de contrebande, il s’est transformé en un espace de déambulation, d’évasion, tourné vers l’extérieur, vers la mer que l’on regarde.
Finalement, la question de la conservation du patrimoine face à l’érosion marine confronte différentes échelles de temps : celui de l’individu, de notre société où 3 à 4 générations cohabitent et celui de l’humanité à travers les milliers d’années de nos vies sur Terre.
Alors pendant combien de temps souhaite-t-on conserver ces éléments du patrimoine, quels héritages souhaite-t-on laisser ? Comment garder une trace des éléments patrimoniaux que nous ne pourrons pas conserver ? Toutes ces questions restées en suspens ont nourri la réflexion collective pendant les deux heures de débat participatif au cœur d’un monument du patrimoine maritime : la gare transatlantique de Cherbourg.
Cette rencontre est co-organisée par Le Dôme et l’Université de Caen Normandie dans le cadre du label “Science avec et pour la société” décerné par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Le programme “LittoBlocs” est financé par la Fondation de France dans le cadre du programme “Les futurs des mondes du littoral et de la mer”.